Des vins trop doux pour ce monde de brut
Par Ophélie Neiman Journaliste au Monde | in M le magazine du Monde
Liquoreux et moelleux pâtissent de leur image de vins gras et sucrés, associés aux fêtes. Baisse des ventes, recul de la production… Pour s’en sortir, des vignerons imaginent des nectars tout en équilibre.
Certains débuts sont dignes des contes de fées. Le marquis de Lur-Saluces était parti chasser le loup en Russie, en 1847. Ordre était donné dans son château d’Yquem, dans la région de Sauternes, d’attendre son retour pour vendanger. Quand il revint, le raisin était trop mûr, pourri et desséché. Le vin produit cette année-là fut pourtant exceptionnel. Le sauternes tel qu’on le connaît aujourd’hui était né.
Les légendes sur les naissances des liquoreux varient selon les régions, mais il est toujours question du temps qui passe et de vignes oubliées : à Monbazillac, au Xe siècle, ce sont des moines accaparés par d’autres tâches qui ont délaissé leur raisin ; en Hongrie, c’est une invasion turque qui aurait retardé les vendanges et donné naissance au si prestigieux tokaj.
Cultivé partout mais dur à trouver
Comme une belle princesse, le vin doux fut, des siècles durant, de toutes les tables royales et élégantes. Aujourd’hui, ces vins naturellement doux et blonds sont élaborés dans presque toute la France : Sauternes, Alsace, Coteaux du Layon, Monbazillac, Jurançon, Jura… Et bien qu’il ne représente guère plus de 1 % de la production, le liquide doré inspire : l’écrivain Frédéric Dard a comparé l’yquem à « de la lumière bue », le philosophe Michel Onfray a consacré un livre à la phénoménologie du temps à travers le sauternes (Les Formes du temps. Théorie du sauternes, Bordeaux, éditions Mollat, 1996).
Pourtant, si son image reste source d’émerveillement et d’inspiration, côté consommation, le conte de fées est de moins en moins rose. Dans le Bordelais, les surfaces consacrées au vin blanc doux ont reculé de plus d’un tiers en vingt ans, passant de 4 856 à 3 142 hectares entre 1995 et 2015. Dans le même temps, le volume de vin liquoreux a diminué de moitié, pour s’établir à 69 615 hectolitres, contre 138 925 hectolitres en 1995. Les chiffres sont plus cléments dans les autres régions.
Pourtant, à entendre Virginie Morvan, responsable des achats chez le caviste Lavinia, la baisse est généralisée : « Le marché des liquoreux, hors vins doux naturels, est très compliqué. Plusieurs producteurs avec lesquels nous travaillions ont arrêté cette production. Ils se sont orientés vers le sec à Jurançon, vers l’Anjou dans les Coteaux du Layon. Je ne vois presque plus de quarts-de-chaume, un de mes producteurs de bonnezeaux a cessé cette activité l’an dernier. Et en Alsace, les cuvées de vendanges tardives et de sélections grains nobles se réduisent. Il y a une diminution générale évidente. »
Les causes sont multiples. Tout d’abord, le liquoreux s’est empêtré dans une image de vin réservé au réveillon : « Près de 70 % des liquoreux bordelais sont achetés pour les repas de fêtes de fin d’année », concède Emma Baudry, responsable de Sweet Bordeaux, l’association de l’Union des liquoreux de Bordeaux, qui reconnaît que « le cliché de l’associer au foie gras a fonctionné mais s’est épuisé ». Et voilà ce vin enfermé dans un accord réducteur, à boire une ou deux fois l’an. « Il permet pourtant de splendides accords mets-vins, des plats asiatiques au poulet rôti, des consommés aux repas de chasse…, regrette Virginie Morvan. Mais les clients sont-ils prêts à tenter l’expérience ? »
Autre point négatif et pourtant constitutif du vin : sa teneur en sucre. Dans une société qui voit les repas comme des « partenaires bien-être », un vin contenant 100 grammes de sucre par litre (hors alcool) représente la pâtisserie que le diététicien enfoui en chacun de nous s’interdit. Lourd pour l’estomac, le liquoreux est aussi lourd pour le porte-monnaie : il coûte aussi cher qu’un vin effervescent, de 7 à 30 euros en moyenne.
Pour Xavier Planty, président de l’ODG Sauternes et Barsac, les raisons de la crise sont inhérentes au coût de création du vin : « Un sauternes en dessous de 10 euros ne peut pas être rémunérateur pour le vigneron. Nous produisons 25 hectolitres par hectare : le modèle économique n’est pas comparable avec le reste de la production de Bordeaux. »
À titre de comparaison, le rendement moyen de Saint-Émilion est de 53 hl/ha. Plus du double. Un raisin botrytisé contient plus de sucre… mais aussi moins de jus. Plus le raisin est concentré, plus il en faut pour produire une bouteille. Ajoutez à cela que le vigneron doit davantage trierles grappes – parfois grain par grain –, et effectuer des vendanges successives qui s’étalent sur cinq à six semaines. La quantité de travail a de quoi décourager. Sans compter que le millésime joue impitoyablement : de la pluie en automne et tout est bon à jeter. Produire du liquoreux est un pari risqué.
Emmanuel Ogereau a repris le domaine familial, en coteaux-du-layon. « Notre cuvée liquoreuse “Saint-Lambert” coûte 15 euros : ce n’est pas avec elle qu’on gagne de l’argent, explique-t-il. On essaie de ne pas en perdre, mais ce n’est pas rentable. » Pourtant, le jeune vigneron ne se plaint pas. « J’ai la chance d’avoir des vins d’appellation en sec, une partie de ma vendange est donc assurée. Économiquement, c’est plus sûr, on peut marcher sur deux jambes. »
Le domaine produit actuellement 40 % de vins sucrés, mais Emmanuel Ogereau aimerait réduire la proportion au tiers. Et garde espoir : « L’idée est de faire goûter pour faire sauter les préjugés d’un vin lourd, écœurant. Sans chaptalisation ni concentration industrielle, avec peu de sulfitage, on travaille dans la précision et on obtient des vins très toniques, élégants, avec un équilibre où le sucre se fond. Si j’arrive à faire goûter une fois, c’est gagné. »
Dans les appellations qui commercialisent du sec et du doux sous le même nom, le risque est moindre et la situation meilleure. Jean-Louis Vézien, directeur du Conseil interprofessionnel des vins d’Alsace, est même enchanté d’aborder le sujet : « Chez nous, ce n’est pas la crise, au contraire : on en manque ! Il faut dire que, contrairement au Bordelais, il s’agit d’une mention que nous pouvons apposer, ou non. Si le millésime ne s’y prête pas, nous ne commercialisons pas de vendanges tardives. C’est plus simple… et ça nous permet d’être plus exigeants sur le cahier des charges : l’ajout de sucre est interdit depuis 1977, avec un contrôle systématique qui confine à l’authentification. Aujourd’hui, ces efforts paient : on vend tout ! »
Dans le sillage du spritz
Idem à Vouvray, dans la Loire, qui commercialise sous la même appellation des fines bulles, du sec, du demi-sec et du moelleux. « Pour nous, les moelleux sont la cerise sur le gâteau, se réjouit Jean-Michel Pieaux, le président de l’appellation. Certaines années, il n’y en a pas, comme en 2012 et 2013. C’est la nature qui décide. »
Plus optimiste encore, Lionel Manteau, directeur du pôle clients chez Nicolas, pense que les vins doux ont de l’avenir : « Un changement s’opère avec une ébauche de consommation de vin moyennement sucré pour l’apéritif, notamment pour une clientèle jeune, qui découvre le vin, moins enfermée dans des archétypes. Mais pour que cela fonctionne, il ne faut pas que
le prix soit élevé. »
Le récent succès du spritz italien pourrait ouvrir la voie : « On imagine bien une consommation de cette manière, bousculant les habitudes en ajoutant des “éléments rafraîchissants”. Il faut montrer une consommation nouvelle, dédramatisée. Le vin n’est pas une œuvre d’art, on n’est pas au Musée du Louvre. »
Sans vouloir s’avancer davantage, Nicolas réfléchit pour l’an prochain à une proposition répondant à ces nouvelles envies. Car Lionel Manteau en est sûr, le liquoreux est le rosé de demain : « Les rosés ont longtemps été mal considérés, avant que l’on se rende compte de la diversité, de la qualité et de la facilité de ce produit. Il y a une voie à explorer, qui passera peut-être par des moelleux moins chers et plus faciles. »
Une appellation n’a pas attendu pour montrer son vin sous un jour plus détendu : Monbazillac, qui fête cette année les 80 ans de son appellation. La cave coopérative représente un tiers de la production. Et surprise, ses vignerons replantent !
Un sauternes avec des bulles ?
« On essaie de faire des vins plaisir, légers et fruités, expose la présidente Sylvie Alem. Nos vins les plus “riches” ne rencontrent pas aussi bien le marché, alors on s’est adapté. Grâce au château de Monbazillac, qui reçoit près de 100 000 visiteurs par an, et notre magasin de vente sur le site, on discute avec nos clients, on écoute leurs goûts. » Les monbazillacs, très bien placés sur les linéaires de la grande distribution, se vendent à environ 7 euros. « On a augmenté nos prix de 2 % par an depuis quinze ans. On n’est pas riche à Monbazillac, mais nos vignerons vivent de leur travail, c’est notre objectif. »
En 2015, Sauternes a aussi essayé de se montrer moins guindé : Florence Cathiard, propriétaire de Bastor-Lamontagne, a lancé une opération de communication autour du cocktail sauternes-Perrier. Les amateurs de grands vins ont bondi. Xavier Planty, par ailleurs copropriétaire du premier cru classé château-guiraud, ne sourcille pas : « J’en ai souvent bu, parce que c’est magnifique. Essayez, vous comprendrez. » Le liquoreux devra-t-il, pour survivre, troquer sa robe de princesse contre un slim et un perfecto ?
Les mots des crus sucrés
Botrytis cinerea. Porte aussi le nom moins poétique de pourriture noble. Ce champignon, qui signe les grands vins liquoreux, se développe pendant les automnes ensoleillés, dessèche la baie de raisin mais en conserve et en exalte les arômes. Par extension, on parle de raisin botrytisé. À ne pas confondre avec la pourriture grise, qui surgit avec la pluie et gâte irrémédiablement le raisin.
Chaptalisation. Ajout de sucre au moût de raisin avant la fermentation.
Passerillage. Dessèchement sur pieds des raisins sous l’effet d’un vent chaud et sec. Utilisée notamment à Jurançon, cette méthode se combine ailleurs avec le botrytis.
Vin de paille. Forme de passerillage : le raisin cueilli est mis à sécher dans un lieu chaud et ventilé.
Vin liquoreux. Vin contenant au moins 45 grammes de sucre par litre après fermentation. Les plus grands ont souvent plus de 100 g ou 200 g.
Vin moelleux. Moins sucré que le liquoreux, il contient de 12 à 45 g/l de sucre.
Vin demi-sec. Il contient de 4 à 12 g/l de sucre.
Vin doux naturel. Contrairement au vin naturellement doux, il est obtenu par mutage, c’est-à-dire par adjonction d’alcool durant la fermentation. Il est donc plus alcoolisé. On parle aussi de vin muté. Ces vins forment la famille des muscats (de Rivesaltes, de Beaumes-de-Venise, du Cap-Corse…), banyuls, maurys et portos.