Comment Emirates, Air France, Delta, Lufthansa et consorts font la fortune du vin français
Crédits: Paul Louis in BFMtv.com
Pour soigner leur image et satisfaire la demande des passagers du monde entier, les grandes compagnies aériennes misent plus que jamais sur le vin français. Une aubaine pour les producteurs tricolores avec lesquels Air France, Emirates et consorts entretiennent d’étroites relations commerciales.
Vitrine d’un certain art de vivre alliant plaisir, convivialité et élégance, le vin français jouit encore aujourd’hui d’une image flatteuse à l’international. En témoigne le poids de la France dans les exportations mondiales de vin (8,9 milliards d’euros en 2018).
Ce succès est encore plus frappant quand on regarde le poids des appellations viticoles françaises dans les achats des grandes compagnies aériennes. Aucune statistique ne permet d’établir précisément leur part de marché, mais un simple passage en revue des cartes des vins proposés à bord aux passagers suffit pour se rendre à l’évidence: nos AOC font la course en tête. « Le vin français conforte l’image des compagnies aériennes. Ça leur donne une image de luxe », explique Guy Meslin, propriétaire du Domaine Laroze dont le vin, Grand Cru classé de Saint-Emilion, est notamment servi aux passagers voyageant en Business sur Emirates.
L’enjeu est de taille sur ce marché ultra-concurrentiel où les grandes compagnies ne lésinent pas pour se démarquer et fidéliser les plus fortunés de leurs clients. Pour Emirates, acheter français est même un argument commercial. Début octobre, la première compagnie du Golfe a annoncé avoir investi pas moins de 100 millions d’euros dans les vins et champagnes tricolores en 2018, soit 85% de ses achats en vins et spiritueux. Ce qui lui permet de proposer aujourd’hui 37 cépages français différents à bord de ses appareils.
Emirates assure même posséder en Bourgogne sa propre cave abritant près de sept millions de bouteilles de Grands Crus, « la plus importante de toutes les compagnies aériennes », assure-t-elle. Ses vins rouges de Bordeaux y mûrissent huit à dix ans en moyenne avant d’être servis en classe affaires, tandis que ceux réservés à la Première classe sont proposés en vol environ douze à quinze ans après leur achat.
Château Margaux 2004, Château Cos d’Estournel 2005, Château Montrose 2005… « La stratégie d’Emirates dans le domaine viticole consiste à acheter des vins exceptionnels en primeur, des années avant leur mise sur le marché […] alors que la plupart des compagnies aériennes achètent leur vin par l’intermédiaire de négociants ou dans le cadre d’appels d’offres », affirme Cédric Renard, directeur général France d’Emirates. Et de vanter les « relations directes et privilégiées » qu’entretient sa compagnie « avec certains des vignobles les plus prestigieux du monde […] ».
Pour autant, Emirates n’investit pas toujours aussi massivement d’une année sur l’autre. Tout dépend bien sûr de la quantité et de la qualité du millésime. En 2017 par exemple, elle a acheté pour 50 millions d’euros de vins et champagnes en France. Ce qui reste néanmoins considérable. À titre de comparaison, la deuxième compagnie américaine Delta Airlines, qui propose une dizaine de vins français à bord de ses appareils, a investi 28 millions d’euros dans les vins et spiritueux l’an dernier, dont près de 4 millions dans l’Hexagone.
Champagne gratuit chez Air France
Air France n’est pas en reste. La compagnie nationale propose logiquement une carte exclusivement française qu’elle renouvelle tous les deux mois, que ce soit les quarts de vin servis en classe économique ou les Grands Crus proposés dans les classes supérieures. Considérant le vin comme « un axe majeur pour se différencier des autres compagnies », elle se revendique également comme l’une des rares à offrir le champagne en classe économique sur ses vols long-courriers. Un geste audacieux qui méritait bien une campagne de communication pour attirer de nouveaux clients.
Air France dit écouler 500.000 bouteilles de vins en cabines La Première et Business chaque année, 750.000 bouteilles de champagne, y compris en cabine Economy, ainsi que 3700 demi-bouteilles de liquoreux uniquement pour les passagers voyageant en cabine La Première. Sans compter les 88.980 bouteilles de champagnes consommées dans ses salons Business à Paris-Charles de Gaulle.
« Tous les vins et spiritueux sélectionnés pour être servis à bord sont retenus selon leurs capacités à s’adapter aux contraintes et à l’environnement particulier du transport aérien, en particulier à la sécheresse et à la pressurisation de la cabine qui affaiblissent le niveau de perception gustative », souligne-t-on du côté d’Air France.
Pour élaborer sa carte 100% française régulièrement revisitée, la compagnie a vu les choses en grand. En 2014, elle a fait appel à Paolo Basso, élu meilleur sommelier du monde un an plus tôt. Son mandat consiste aujourd’hui à déguster à l’aveugle les vins des domaines candidats aux appels d’offres d’Air France. « C’est un challenge de sélectionner des vins pour une large clientèle cosmopolite avec des habitudes culturelles différentes. Et on doit contenter tout le monde! », précise cet expert italo-suisse, toujours aussi enthousiaste à l’idée de remplir cette mission si particulière.
« Être accueilli avec l’avec l’art de vivre à la française »
Naturellement, Paolo Basso estime que la richesse de l’offre de vin à bord des avions contribue grandement à la satisfaction des passagers. « Aujourd’hui, il faut séduire le client avec tout ce qui concerne l’aérien mais aussi avec ce qu’il y a autour. C’est un confort supplémentaire de monter dans un avion et de retrouver un peu de son pays à bord, pour les Français sur leur vol retour, ou d’être accueilli avec l’art de vivre à la française pour les passagers étrangers », observe-t-il.
La stratégie d’Air France apparaît payante. Régulièrement primée, sa carte des vins a récemment été récompensée en recevant pour la deuxième année consécutive le prix de Best Airline Wine List in the World. La compagnie peut ainsi se targuer de disposer d’une des « meilleures caves du monde en plein ciel ». Cerise sur le gâteau: le lancement en mai dernier de la « Cave Air France » qui permet désormais à n’importe quel consommateur d’acheter en ligne les vins servis à 30.000 pieds.
Paradoxalement, KLM semble beaucoup moins sensible au vin français avec une offre réduite et moins prestigieuse. Au contraire de la première compagnie européenne Lufthansa qui tente de rivaliser en proposant douze champagnes et 25 appellations de vins français différentes. La compagnie allemande estime qu’elle en aura écoulé un million de litres fin 2019, l’équivalent de 1,2 million de bouteilles. Guy Meslin, qui a eu l’occasion de traiter avec la compagnie allemande se souvient: « Ils cherchent des vins rassurants car un passager aérien est potentiellement angoissé. Donc il faut des sensations soyeuses, revigorantes et pas un goût agressif ».
Les compagnies aériennes, une clientèle à choyer
Les viticulteurs français apprécient évidemment cette clientèle. « Un producteur qui voit son vin distribué à bord d’une compagnie est très content », souligne Charles Ripert, secrétaire général du syndicat des courtiers en vins de Bordeaux. Sa mission: mettre en relation les négociants des compagnies aériennes avec les producteurs dans le cadre d’appels d’offres. « C’est un marché important et prestigieux sur lequel tout le monde s’efforce de bien travailler. C’est un marché qu’on ne veut pas perdre », poursuit-il.
Si les viticulteurs tiennent tant à traiter avec les grandes compagnies aériennes, c’est évidemment parce que les volumes commandés sont souvent énormes. « Cela peut monter à 60.000 voire 80.000 bouteilles » sur un seul domaine, indique Charles Ripert. Sachant par exemple qu’un Cru Bourgeois standard sera vendu 4 ou 5 euros hors taxe environ, on imagine facilement le potentiel d’une telle clientèle pour le secteur viticole. D’autant que les bouteilles des vins les plus prestigieux affichent des prix bien plus élevés.
Certaines années, les grandes compagnies aériennes, « notamment asiatiques, peuvent acheter la moitié voire 60% des récoltes » d’un domaine, assure encore le courtier. « Mais ce n’est pas récurrent puisque c’est un marché ponctuel qui marche essentiellement avec des appels d’offres », tempère-t-il.
Le propriétaire de Château Laroze Guy Meslin se souvient avoir vendu une année « un tiers de la récolte » de son domaine à Emirates, soit « entre 30.000 et 35.000 bouteilles ». « Emirates est un grand amateur de Laroze », se félicite-t-il. Mais ce domaine familial peut aussi compter sur les achats de Lufthansa: de 12.000 bouteilles il y a quelques années à 4.000 à 5.000 plus récemment.
Les volumes sont d’ailleurs si importants que les domaines de trop petite taille sont exclus d’entrée de jeu par les grandes compagnies. « Tout le monde ne peut pas participer à un appel d’offre d’Air France puisque tout le monde n’a pas la quantité suffisante à fournir », reconnait Paolo Basso.
Gagnant-gagnant
À Saint-Estèphe en Gironde, le domaine Château Montrose entretient lui aussi une « relation commerciale étroite » avec des compagnies aériennes, dont Emirates. Cela « se traduit par des achats réguliers de Château Montrose servis aux passagers de First Class » mais également d’autres vins proposés en Classe Business de la compagnie, racontent les représentants du domaine viticole. Et ce n’est pas tout. Château Montrose a conclu un accord commercial pour cinq ans avec la compagnie Cathay Pacific qui permet à celle-ci d’acheter chaque millésime, en primeur.
Au-delà des considérations financières, ces accords entre viticulteurs et compagnies aériennes sont gagnant-gagnant. D’un côté, Air France, Emirates et consorts profitent de l’image prestigieuse du vin français pour renforcer la leur. De l’autre, les producteurs utilisent les compagnies comme vitrine pour promouvoir leurs vins et gagner en notoriété.
« La valeur de ces accords consiste essentiellement dans le prestige de la présence de nos vins associé à la qualité de service très haut de gamme délivré à bord des appareils de ces compagnies. Une très belle vitrine pour nos vins. Le service de nos vins en First Class et Business Class à bord des appareils de ces compagnies aériennes de renom participe au renforcement de notre visibilité internationale », confirme-t-on du côté du Château Montrose.