Décès d’Alain Senderens : le témoignage touchant du chef Frédéric Robert (La Grande Cascade – Paris)
crédits: par Ézéchiel Zérah (La Fourchette) in Atabula
« C’est une page qui se tourne… Je suis très ému parce qu’Alain Senderens m’a tellement apporté en dix ans (1997-2007). J‘ai eu trois mentors à travers mon parcours mais lui s’est démarqué. C’était un intellectuel qui faisait un métier de manuel. Il passait son temps à bouquiner. Cette histoire d’accords mets et vins, c’est le premier à y avoir pensé alors que c’était tellement évident. Idem pour les accords vins fromages : c’est lui qui a cassé l’association débile et exclusive avec le vin rouge.
Il ne cuisinait pas, tout se faisait dans sa tête, il avait des notes, possédait une mémoire incroyable… Il y a des cuisiniers qui ont des grains de folie. Lui, c’était avec le vin. Il partait dans des sentiers complétements fous. J‘ai eu la chance de beaucoup voyager avec lui. Dès qu’on arrivait dans un pays, on allait à l’hôtel pour visiter les cuisines et vérifier que les produits étaient là. Puis il demandait tout de suite après le bulletin météo détaillé pour le lendemain soir, la température extérieure, l’hydrométrie, la puissance du vent afin que le vin soit servi à la juste température sur table. Pour le temps de carafe, c’était pareil : il fallait que ce soit 1h45, pas 2 heures. Tout était dans la précision. Même les sommeliers ne comprenaient pas toujours. A un moment, il avait même mis sur carte le vin avant le plat associé. L’assiette devenait à ce titre l’accompagnement du vin. C’est quelqu’un qui a énormément fait avancer le système, il poussait ses connaissances à l’extrême. Sa culture gastronomique était immense mais il en savait aussi un rayon sur la peinture, la littérature, la musique. Il faut également dire un mot sur son épouse. On ne parle pas assez des femmes de cuisiniers qui peuvent avoir une véritable influence. Eventhia Senderens sortait beaucoup, se tenait au courant de l’actualité, alimentait culturellement son mari. Elle était aussi son garde-fou quand il se jetait avec excès dans une idée ou demandait à son sommelier d’ouvrir pour 1 000 euros de bouteilles uniquement pour des essais autour d’accords mets-vins.
Quand je suis arrivé à ses côtés, après avoir travaillé auprès de Claude Peyrot (Le Vivarois) et Bernard Pacaud (L’Ambroisie), il ne comprenait pas que je ne puisse pas tout de suite intégrer sa philosophie. Sauf qu’on n’entre pas dans la tête d’Alain Senderens du jour au lendemain. Il m’a mené la vie dure, j’ai failli arrêter dix fois et puis à un moment, j’ai compris son fonctionnement. Il était la tête, j’étais les bras, j’avais la technique. En 30 ans, il n’a compté que trois chefs de cuisine. Je suis le dernier à avoir travaillé avec lui au Lucas Carton. Lorsque sa disparition a été annoncée, tous les jeunes de ma brigade sont venus me voir. Ils savaient à quel point Alain Senderens a compté pour moi. »